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Après le rejet du traité ACTA par le parlement européen, une période s’ouvre dans laquelle il sera possible, si nous nous en donnons les moyens, d’installer un nouveau cadre réglementaire et politique pour l’ère numérique. Un grand nombre de citoyens et de députés européens adhèrent au projet de réformer le droit d’auteur et le copyright. Le but de cette réforme est que chacun d’entre nous puisse tirer tous les bénéfices de l’ère numérique qu’il s’agisse de s’engager dans des activités créatives ou d’expression publique, ou d’en partager les produits. Dans les mois et années qui viennent, les questions clés seront : quels sont les vrais défis de cette réforme ? Comment y faire face ?

Ce texte, disponible en français et anglais, fournit une réponse à la première question et un ensemble cohérent de propositions pour aborder la seconde. Ces propositions portent sur la réforme du droit d’auteur et du copyright, mais aussi sur les politiques liées en matière de culture et de médias. Ces éléments pourront être utilisés par les acteurs qui portent des réformes selon leurs propres orientations. On prendra garde cependant à l’interdépendance entre les diverses propositions. Le texte a été rédigé par Philippe Aigrain et a bénéficié des contributions de Lionel Maurel etSilvère Mercier et de la relecture critique des animateurs de La Quadrature du Net. Il est publié en parallèle sur le blog de l’auteur et sur le site de La Quadrature du Net.

Les objectifs

Le numérique 1 porte la promesse de capacités culturelles accrues pour chacun, d’une nouvelle ère où les activités créatives et expressives sont au cœur même de nos sociétés. Dans un contexte souvent hostile, cette promesse montre chaque jour qu’elle est solide. Dans de nombreux domaines, la culture numérique est le laboratoire vivant de la création. Elle donne lieu à de nouveaux processus sociaux et permet le partage de ses produits. De nouvelles synergies se développent entre d’une part, les activités et la socialité numérique et, d’autre part les créations physiques et interactions sociales hors numérique. L’objectif d’une réforme raisonnable du droit d’auteur / copyright 2et des politiques culturelles ou des médias est de créer un meilleur environnement pour la réalisation de cette promesse. Comme toujours, il y a deux volets : arrêter de nuire au développement de la culture numérique et, si possible, la servir utilement.

L’obscurantisme qui a voulu imposer dans la sphère numérique la rareté des copies et le contrôle des usages nous a détourné des vrais défis de la culture numérique. Le principal d’entre eux provient justement des effets positifs du numérique : nous nous dirigeons vers un monde où un nombre croissant de personnes s’engagent dans des activités créatives et expressives. Leurs produits montent en qualité ou intérêt sur l’ensemble du continuum qui va de la pure réception aux pratiques professionnalisées. Ces personnes cherchent à développer de nouvelles compétences, à se construire comme individus dans leurs activités, à libérer du temps pour leurs efforts et pour les interactions sociales qui leur permettent de progresser. Ce développement humain, au sens le plus noble du terme, parvient à se réaliser en partie par les seuls bénéfices du numérique et de la socialité qui s’y développe. Notre environnement social actuel prive néanmoins un grand nombre d’individus de ce développement potentiel et limite les autres. Y remédier relève en partie de mesures sociales et politiques qui sortent du cadre de cet article. Cependant, des mesures générales, fussent-elles aussi fortes et difficiles à obtenir que le revenu minimum d’existence, ne suffisent pas à elles seules à créer les conditions d’une société culturelle de beaucoup vers tous. C’est pourquoi certaines des propositions qui suivent visent à soutenir économiquement les conditions d’existence spécifiques d’activités culturelles, y compris non marchandes.

Les composants d’une réforme

Le texte qui suit liste les composants essentiels qui pourraient figurer dans une plate-forme internationale des acteurs des cultures et libertés numériques et rallier plus largement le soutien des citoyens et des communautés créatives. Les propositions sont applicables séparément, mais leurs effets positifs attendus dépendent souvent de la mise en place d’autres propositions. Leur élaboration doit beaucoup aux recommandations du projet européen COMMUNIA et à l’action de nombreux chercheurs et groupes. 3 On en trouvera ci-dessous un tableau synoptique organisé en 4 blocs, portant respectivement sur les pratiques non marchandes des individus, les usages collectifs non marchands, l’économie culturelle et les infrastructures techniques, juridiques et fiscales.

Schéma d'ensemble des propositions

1. Reconnaître le partage non marchand des œuvres numériques entre individus par l’épuisement des droits

Pendant les 15 dernières années, la lutte contre le partage non marchand des œuvres numériques entre individus a constitué une véritable obsession. On a tenté par tous les moyens législatifs, technologiques, policiers et politiques d’empêcher ce qui non seulement est inévitable mais aussi est légitime et utile. Le partage de fichiers pair à pair a été stigmatisé et réprimé, alors que ses promoteurs le considéraient comme une forme de mutualisation entre personnes. ll a été décrit comme un vol en dépit de toutes les preuves qu’il n’est responsable – au plus – que d’une toute petite partie des difficultés des industries culturelles traditionnelles à s’adapter à l’ère numérique. Depuis 10 ans, chercheurs, organisations de la société civile numérique et communautés créatives cherchent les moyens d’obtenir une reconnaissance légale du partage non marchand. Beaucoup d’approches ont été proposées (exceptions au droit d’auteur, gestion collective obligatoire, licences collectives étendues). Ces propositions se heurtent à différentes difficultés, comme, il est vrai, toute politique innovante, en particulier lorsque les intérêts établis ont cherché à multiplier les obstacles. Pour réussir, la reconnaissance du partage non marchand des œuvres numériques entre individus devra reposer sur une solution claire et simple. Quelle meilleure approche possible que de renouer avec la façon dont le partage non marchand était et est encore largement reconnu pour les œuvres sur support, en l’adaptant aux spécificités du numérique ?

L’épuisement des droits est la doctrine juridique (dont l’équivalent anglo-saxon est la doctrine de la première vente) qui fait que lorsqu’on entre en possession d’une œuvre sur support, certains droits exclusifs qui portaient sur cette œuvre n’existent plus. Il devient possible de la prêter, donner, vendre, louer dans certains cas. L’épuisement des droits n’est ni une exception ni une limitation du droit d’auteur ou copyright, même s’il a été codifié 4 ou décrit comme exception ou limitation dans une sorte de réécriture du passé. En effet, l’épuisement des droits décrit des situations dans lesquelles certains droits exclusifs n’existent plus. Il ne saurait donc être question d’y faire exception ou de les limiter. Qu’en faire dans le numérique, ce royaume où œuvre et support à un moment donné deviennent séparables ? Deux approches s’opposent. Les doctrinaires des droits exclusifs se sont préoccupés essentiellement d’interdire toute application de l’épuisement des droits aux œuvres numériques. Le cadre réglementaire européen les a suivi en restreignant l’épuisement des droits dans le monde numérique dans l’article 3.3. de la directive 2001/29/CE qui précise que “Les droits visés aux paragraphes 1 et 2 [droits exclusifs des auteurs, interprètes et producteurs de phonogrammes, vidéogrammes et œuvres cinématographiques et radiophoniques] ne sont pas épuisés par un acte de communication au public, ou de mise à la disposition du public, au sens du présent article.”On notera que cet article n’était en rien rendu nécessaire par les traités de l’OMPI de 1996 que la directive était censée transposer en droit européen. Or, accepter une mise à mort de l’épuisement des droits, revient tout simplement à annihiler les droits culturels élémentaires des individus. Récemment, la Cour de justice de l’Union européenne a pris une importante décision 5 qui reconnaît l’épuisement des droits pour les œuvres acquises en téléchargement, mais en le restreignant à un fichier donné qu’il ne serait pas possible de copier mais seulement de transmettre sous contraintes. 6

L’approche alternative consiste à partir des activités qui justifiaient l’épuisement des droits pour les œuvres sur support (prêter, donner, échanger, faire circuler, en bref partager) et de se demander quelle place leur donner dans l’espace numérique. Nous devons alors reconnaître le nouveau potentiel offert par le numérique pour ces activités, et le fait que ce potentiel dépend entièrement de la possession d’une copie et de la capacité à la multiplier par la mise à disposition ou la transmission. 7 L’épuisement des droits va ainsi être défini de façon à la fois plus ouverte et plus restrictive que pour les œuvres sur support. Plus ouverte parce qu’il inclut le droit de reproduction, plus restrictive parce qu’on peut le restreindre aux activités non marchandes des individus sans porter atteinte à ses bénéfices culturels. Il est d’ailleurs utile de le faire si l’on veut organiser une synergie avec l’économie culturelle. On se reportera à cet article pour une définition précise du périmètre du partage non marchand des œuvres numériques entre individus.

Par cette application d’une mouture spécifique de l’épuisement des droits à la sphère numérique, on obtient des résultats essentiels :

De nombreux réformateurs qui partagent les mêmes objectifs poursuivent aujourd’hui d’autres approches, reposant sur la création d’une exception au droit d’auteur ou la mise en place d’une forme de gestion collective obligatoire des droits pour le partage non marchand. Ces approches se heurtent à certains obstacles. Il ne s’agit pas tant du test en trois étapes prévu dans la convention de Berne ou des accords ADPIC comme certains le prétendent, 9 mais du caractère exhaustif de la liste des exceptions et limitations dans la directive 2001/29/CE. 10 Elles auraient surtout le défaut d’importer dans un nouveau modèle des éléments très indésirables du droit d’auteur actuel (capture d’une grande partie des bénéfices par des héritiers ou cessionnaires de droits, gestion inéquitable). Néanmoins, il est important que tous les porteurs de ce volet de réformes travaillent en synergie : nul ne peut savoir quels chemins seront ouverts.

2. La reconnaissance de la légitimité de la référence

Internet se caractérise avant tout par la possibilité de rendre accessible à travers un lien tout contenu publié lorsqu’on connaît son URL. Cette possibilité est l’équivalent contemporain de la possibilité de référencer un contenu publié. Le fait de référencer à travers des liens des contenus accessibles est une condition primordiale de la liberté d’expression et de communication. Ainsi, les prétentions de certains sites d’empêcher les usagers du Web de créer des liens profonds pointant directement sur un contenu qui est accessible lorsqu’on connaît son URL, constituent des atteintes inacceptables au droit de référence et à la liberté d’expression. Il est inquiétant que certains aient prétendu légitimer cette interdiction par la perte de revenus publicitaires qui résulterait de tels liens. De nombreuses décisions judiciaires ont rappelé le lien indissoluble entre le fait de publier un contenu et la liberté pour d’autres d’y faire référence directement par un lien.

Il existe un lien entre cette liberté générale de référence et la reconnaissance légale du partage non marchand d’œuvres numériques entre individus proposée dans le point précédent. Dans le contexte de cette reconnaissance, le fait de créer des répertoires de liens vers des fichiers numériques rendant possible la pratique de ce partage est une activité légitime, qu’elle soit pratiquée par des acteurs commerciaux ou non. A l’opposé, la centralisation sur un site d’œuvres numériques relève toujours de l’application du droit d’auteur ou copyright et reste soumise à autorisation ou licence collective. 11

On pourrait presque s’étonner de ce qu’il soit nécessaire de préciser que la fourniture d’information ou d’outils à une activité légale doit aussi constituer une activité légale. Mais certains ayants-droit ont développé la très surprenante théorie selon laquelle les répertoires de liens (comme par exemple les trackers BitTorrent ou les serveurs fournissant des liens pour le partage pair à pair dans d’autres protocoles) constitueraient une exploitation des œuvres, même s’ils ne reproduisent nullement le contenu de ces œuvres. Il va de soi que dans la réflexion sur les conséquences culturelles et économiques des réformes proposées, l’accroissement d’échelle du partage non marchand du fait de l’existence de services facilitant ce partage doit être pris en compte. Pourquoi cependant la sphère marchande bénéficierait-elle de tous les bénéfices du référencement et les activités non marchandes en seraient-elles privées ?

3. Des exceptions solides et obligatoires pour les pratiques éducatives et de recherche

Le numérique transforme profondément les pratiques éducatives et de recherche. Prenons l’exemple des pratiques éducatives. Trois transformations majeures y sont à l’œuvre : elles ne se laissent plus enfermer dans les seuls établissements d’enseignement ; la notion de “ressources éducatives” n’a plus de validité, puisque les pratiques éducatives ont vocation à s’emparer de toute œuvre, de toute information ; et, enfin, l’élève ou étudiant est de plus en plus auteur ou producteur de contenus et non plus seulement usager de contenus préexistants. L’approche actuelle d’exceptions facultatives, limitées et hétérogènes pour les usages éducatifs des œuvres est si inadaptée que la Commission européenne a elle même envisagé dans son Livre vert sur le droit d’auteur dans l’économie de la connaissance de rendre obligatoire et d’élargir le champ des exceptions éducatives. 12

Il n’y a pas de société digne de ce nom sans des droits d’usage étendus s’appliquant partout pour l’éducation et la recherche qui respectent les principes suivants :

  • Les droits d’usage définis par ces exceptions doivent s’étendre à l’ensemble des pratiques éducatives ou de recherche, indépendamment du cadre dans lequel elles s’effectuent. Ainsi l’exception pour l’éducation ne saurait être limitée aux établissements d’enseignement, ou au fait que le public concerné ait un statut d’élève ou d’étudiant. L’éducation populaire sous toutes ses formes doit être concernée, de même que tous les ateliers de pratiques culturelles et artistiques, ainsi bien sûr que les pratiques éducatives dans les musées et bibliothèques. Cependant les pratiques éducatives (par exemple) doivent rester bien distinctes d’autres types d’usage par la nature et les buts des activités, et à travers la distribution des rôles entres enseignants, éducateurs, médiateurs ou tuteurs d’une part et participants d’autre part. Les pratiques de recherche doivent rester définies par leur nature et leur buts, comme c’est ou cela devrait être le cas pour les crédits d’impôt recherche.
  • Les exceptions doivent porter sur toute œuvre protégée. Nul n’a qualité pour décider d’avance quelle œuvre ou quel contenu peut faire sens dans une pratique éducative. Quant à l’exclusion de l’exception des contenus pédagogiques édités existant dans certains pays comme la France, elle ferait rire si ce n’était pas le signe d’un pouvoir aberrant de lobbys sur les politiques publiques.
  • Les exceptions pour l’éducation et la recherche ne doivent pas faire l’objet de compensations financières par les usagers. Chaque auteur sait qu’il n’est pas d’usage plus porteur de reconnaissance et à terme de rémunération que d’avoir ses œuvres utilisées dans l’éducation, par exemple.
  • Enfin, les exceptions et la reconnaissance des droits d’auteur ne doivent pas traiter les productions des élèves, étudiants ou participants, différemment de celles de tous les autres auteurs. La notion de contenu généré par les utilisateurs est une fiction inventée par des intermédiaires qui veulent la liberté d’usage et d’appropriation pour eux et aucun droit pour les auteurs.

D’autres types d’exceptions comme celle pour les aveugles et mal-voyants, en voie de codification dans un traité légalement contraignant à l’OMPI grâce à l’action de Knowledge Ecology International et des organisations spécialisées, doivent recevoir le même traitement : elles doivent non seulement être obligatoires mais être définies de façon suffisamment effective et large pour garantir l’accès aux usages visées (lecture et écriture dans ce cas).

4. Une mise à disposition des œuvres orphelines par les bibliothèques, archives et le public sans frais pour les usagers et autorisant des usages larges

Depuis des années, on sait quelle est la bonne solution pour rendre au patrimoine commun les innombrables œuvres orphelines. 13 Il suffit d’instituer un régime de licence collective étendue qui donne aux bibliothèques et archives, mais aussi à tout type d’acteur qui se le donne pour mission, la liberté de les rendre accessibles à tous. Cette mise à disposition offrirait à chacun la possibilité d’y accéder et d’en faire usage au moins non marchand. Ce régime ne reposerait sur aucun paiement par les usagers mais pourrait être associé à un fonds de garantie (a priori abondé par l’Etat ou par des ressources parafiscales) qui protégerait les usagers des risques de réapparition d’ayants-droit (en général des éditeurs ou héritiers de droits). Les usagers ne seraient en aucun cas redevables de dédommagements pour des usages antérieurs à la réapparition d’ayants-droit. Les pays scandinaves ont mis en place des systèmes qui se rapprochent de cette solution, et la légalité de l’approche au regard du droit européen ne fait pas de doute. 14

Une directive européenne en cours de délibération législative institue un régime imparfait en la matière mais qui au moins s’efforce de créer une possibilité de mise à disposition des œuvres orphelines par les bibliothèques et archives. 15 Les défauts du texte actuel sont nombreux. Il impose une “recherche diligente” pour qu’un usager puisse considérer qu’une œuvre est orpheline. Cela introduit une incertitude juridique importante, et un risque que des institutions comme les bibliothèques (souvent adverses au risque) s’abstiennent d’user de leurs droits. 16 Il met en place des compensations pour les usages des œuvres avant réapparition d’ayants-droit. Cela risque de provoquer des comportements d’embuscade de la part d’ayants-droit laissant se développer les usages pour mieux demander dédommagement ensuite (cf. plus bas point 12). Il liste limitativement les usages permis, en y incluant des usages qui ne sont pas couverts par le droit d’auteur (indexation et catalogue). Enfin, la liste des bénéficiaires est restreinte.

Malgré tous ces défauts, le texte européen est infiniment préférable à la loi française sur les œuvres indisponibles, qui ne crée que des droits d’exploitation commerciale, interdit de fait les usages non marchands, spolie les auteurs en ne leur laissant qu’une possibilité d’opt-out, et prive le public de la disponibilité des œuvres. Les œuvres orphelines relèvent d’un tout autre traitement que les œuvres indisponibles. Pour ces dernières, c’est aux auteurs qu’il faut donner du pouvoir, par le contrat séparé et à durée limitée pour l’édition numérique et par le retour systématique des droits aux auteurs dans le cas de l’édition papier (voir point 7 ci-dessous).

5. Liberté des usages collectifs non marchands

A côté des usages non marchands entre individus, il existe des usages collectifs non marchands, qui jouent un rôle essentiel pour l’accès à la connaissance et pour la vie culturelle, notamment dans le cadre de l’activité d’établissements comme les bibliothèques, les musées ou les archives. Ces usages recouvrent la représentation gratuite d’œuvres protégées dans des lieux accessibles au public ; l’usage d’œuvres protégées en ligne par des personnes morales sans but lucratif ; la fourniture de moyens de reproduction à des usagers par des institutions hors cadre commercial ; et l’accès à des ressources numérisées détenues par les bibliothèques et archives.

A l’heure actuelle, ces usages collectifs s’exercent dans des cadres juridiques contraints, hétérogènes et inadaptés aux pratiques. Le préjugé selon lequel, dans l’environnement numérique, les usages collectifs nuiraient aux ventes aux particuliers ouvre un risque non négligeable que les titulaires de droits utilisent leurs prérogatives pour priver les bibliothèques de la possibilité de fournir des contenus numériques à leurs usagers. Dans un contexte où les échanges non marchands entre individus seraient légalisés, il serait pourtant paradoxal que les usages collectifs ne soient pas garantis et étendus.

A cette fin, les mesures suivantes doivent être mises en place :

  • Représentation sans finalité commerciale d’œuvres protégées dans des lieux accessibles au public : création d’une exception sans compensation, en transformant l’exception de représentation gratuite dans le cercle familial en une exception de représentation en public, hors-cadre commercial.
  • Usages en ligne non marchands d’œuvres protégées : les personnes morales agissant sans but lucratif doivent pouvoir bénéficier des mêmes possibilités que celles consacrées au profit des individus dans le cadre des échanges non marchands.
  • Fourniture de moyens de reproduction, y compris numériques, par des établissements accessibles au public à leurs usagers : ces usages doivent être assimilés à des copies privées, y compris en cas de transmission des reproductions à distance.

Enfin se pose la question importante du rôle des bibliothèques dans la mise à disposition (hors prêt de dispositifs de lecture) de versions numériques des œuvres sous droits et non-orphelines. Tout un éventail de solutions est envisageable depuis la situation où les bibliothèques deviendraient la source d’une copie de référence numérique de ces œuvres accessible à tous jusqu’à une exception pour leur communication donnant lieu à compensation. 17

6. De nouveaux financements mutualisés pour un financement large (réparti sur de nombreux contributeurs et projets) de la culture numérique

La croissance soutenue du nombre de créateurs et d’œuvres produites, croissance qu’on observe à tous les niveaux de compétence ou de qualité, soulève des défis sans précédents pour la soutenabilité des pratiques créatives. Le temps de réception ou d’attention, lui, ne croit pas dans les mêmes proportions : seule la croissance démographique et la libération du temps des individus sont susceptibles de lui permettre de croître, alors que d’autres facteurs (diversification des médias, investissement dans la production) le réduisent. Il en résulte mécaniquement que le public moyen ou le temps d’attention moyen porté à une œuvre diminue progressivement, jusqu’à ce qu’un nouvel équilibre s’établisse entre production et réception. (Cf. Ph. Aigrain, Diversity, attention and symmetry in a many-to-many information society, First Monday 11(6). Par œuvre, on entend ici aussi bien des œuvres individuelles isolables que les produits en cours d’élaboration collective dans des communautés créatives. Cette situation entraînera nécessairement des modifications de nature des ressources qui peuvent être collectées par différents canaux et de leurs contributions relatives au financement et aux revenus des activités créatives. Tout cela se passe alors que l’importance attachée aux activités créatives et expressives ne cesse de croître, en proportion de l’investissement croissant des individus dans ces activités. La volonté d’une grande proportion des citoyens de contribuer à leur soutenabilité est certaine. 18 Cependant, traduire cette volonté de contribution en réalité suppose de prendre en compte le rejet croissant de la capture des revenus par des distributeurs, des investisseurs financiers ou des acteurs institutionnels sans valeur ajoutée pour la création vivante.

Sur quels mécanismes pouvons-nous donc nous appuyer pour assurer la soutenabilité de la culture numérique dans le contexte résumé ci-dessus ? Le tableau qui suit essaye de résumer les qualités de divers mécanismes, leur capacité de s’étendre à une diversité plus grande de créateurs et d’œuvres, et leur contribution possible aux mécanismes de détection et de promotion de leur intérêt.

Source Evolution probable ressources Diversité possible de répartition
Salariat et statuts publics ↓ ou =, cf. point 13 répartition large
Financements publics ↓ ou =, cf. point 13 diversité dépend des politiques
Ressources parafiscales à gestion curatoriale ↓ ou = ex: ressources du CNC, SOFICA, partie création/diffusion copie privée, diversité limitée
Obligations production TV diversité limitée
Revenus de pure vente et location de contenus aux consommateurs ↓ ou = diversité variable selon organisation des marchés, cf. point 8
Services d’intermédiation à financement publicitaire ↑ ou = moteurs de recherche, réseaux sociaux, concentré sur audiences élevées
Médiation culturelle ? ressources limitées mais essentiel à la reconnaissance de la qualité dans un univers sans filtres préalables
Revenus de licences commerciales = diversité limitée mais extensible
Revenus de services humains ex : enseignement privé, concerts, projection en salle, conférences, etc. Diversité forte pour enseignement, dépend organisation marchés pour spectacle vivant et projection en salles, cf. point 8
Mutualisation volontaire coopératives, financement participatif, abonnements de soutien : diversité réelle mais limitée par acteurs dominants et capacité à attirer donneurs
Mutualisation à l’échelle des sociétés = ou ↑ contribution créative, revenu minimum d’existence inconditionnel, grande diversité possible mais incertitude sur l’existence des dispositifs

Certains statuts comme les formes de salariat liées à l’enseignement et la recherche au sens large jouent déjà un rôle clé dans l’existence d’une culture diverse, y compris dans la sphère numérique. Leur survie est menacée et mérite toute notre attention. Au-delà, trois mécanismes ont le potentiel de contribuer significativement à la soutenabilité d’une société culturelle de beaucoup vers tous. Tous relèvent de la mutualisation, mais dans des formes très différentes : la mutualisation coopérative volontaire, la mutualisation organisée par la loi mais gérée par ceux qui y contribuent et le revenu minimum d’existence. Ces mécanismes ne doivent pas être confondus avec les prélévements parafiscaux à gestion curatoriale qui se sont multipliés et qui pour certains suscitent un refus croissant et des critiques fortes sur leur gouvernance.

La mutualisation coopérative (coopératives d’auteurs et d’artistes, structures de production et d’édition coopératives, financement participatif de type Kickstarter ou Kisskissbankbank, etc.) se développe de façon impressionnante. Elle joue d’ores et déjà un rôle clé pour fédérer des efforts au sein de communautés créatives ou pour rassembler des ressources sur des projets potentiellement “orphelins” (par exemple documentaires, reportages d’investigation, logiciels utiles mais sans modèle commercial initial, etc.). On peut considérer que les coopératives d’auteurs et d’artistes et les structures éditoriales liées sont le modèle privilégié d’existence des communautés créatives numériques. Il est urgent et important de les doter d’un environnement fiscal ou réglementaire plus favorable. Mais cela ne résoudra pas la question de la mobilisation des ressources nécessaires à grande échelle. Les intermédiaires de financement participatifs peuvent-ils y parvenir ? Il existe de sérieux doutes sur leur capacité à passer à une échelle beaucoup plus large, que ce soit par multiplication des projets ou par croissance de certains intermédiaires. Ces doutes proviennent du fait que seuls les acteurs de financement participatif dominants peuvent attirer des donateurs nombreux, et que ces acteurs n’ont qu’une surface très limitée de présentation de projets. Les projets non promus à la une ne peuvent compter que sur leurs réseaux préétablis.

La mutualisation organisée par la loi (avec contribution obligatoire) est d’une nature fondamentalement différente de l’impôt et des mécanismes parafiscaux à gestion publique ou curatoriale (redevance audiovisuelle, avance sur recettes, part destinée à la création ou la diffusion des sommes collectées sur les supports vierges, etc). Dans la mutualisation à l’échelle d’une société, l’ensemble de l’affectation de sommes collectées est dans les mains des contributeurs. Dans la contribution créative, portée par l’auteur de ces lignes et diveres coalitions d’acteurs culturels et de société, les sommes collectées sont destinées :

  • au soutien de projets (production d’œuvres ou montage de projets) et organisations (coopératives, acteurs de médiation culturelle),
  • à la rémunération des contributeurs aux œuvres ayant fait l’objet d’un partage non marchand.

Dans le premier cas, les sommes sont affectées sur la base des préférences exprimées par les contributeurs, dans le second sur la base de données accumulées par des usagers volontaires sur leurs usages non marchands dans la sphère publique (partage pair à pair, recommandation, mise en ligne sur des blogs, etc.). La contribution est forfaitaire et de l’ordre de 5 € par mois par foyer dans les pays développés. Ces sommes limitées (4% de la consommation culturelle des ménages) n’ont évidemment pas pour but de se substituer à l’ensemble des ressources listées plus haut, mais bien de fournir une source complémentaire particulièrement adaptée à la culture numérique et son très grand nombre de contributeurs.

Ces limitations ont conduit depuis longtemps de nombreux acteurs à défendre un mécanisme dont les motivations dépassent de loin le domaine culturel, mais qui pourrait jouer un rôle clé dans celui-ci : le revenu minimum d’existence inconditionnel. Appelé aussi revenu de vie, revenu de citoyenneté, revenu de base, il s’agirait d’une somme suffisant à la subsistance et à l’existence sociale, perçue sans aucune condition par tout adulte 19 dans une certaine zone géopolitique ou de citoyenneté. Chacun allouerait alors le temps ainsi libéré soit à la poursuite d’un travail lui assurant des ressources supplémentaires, soit à des activités librement choisies dans la sphère non marchande.

Les trois mécanismes qui viennent d’être décrits sont trois formes de compromis entre facilité de mise en œuvre et ampleur des résultats. Ils se différencient aussi par le caractère plus ou moins spécialisé ou généraliste. L’auteur de ce texte juge la contribution créative particulièrement pertinente pour la période qui s’ouvre : elle peut soutenir la mutualisation coopérative et préparer le terrain pour des mécanismes plus généraux. Divers acteurs de société ont des points de vue différents. Les politiques publiques ont le devoir d’explorer la façon dont ils pourraient mettre en place ou favoriser chacun de ces mécanismes.

7. Une législation imposant des termes équitables dans les contrats d’édition et de distribution

Il faut absolument défendre les droits des auteurs et des autres contributeurs aux activités créatives contre ce que sont devenus le droit d’auteur et le copyright. La récente loi française sur les œuvres indisponibles est le prototype de dizaines de traités, directives et lois qui ont en commun d’invoquer les auteurs pour mieux les spolier dans leur très grande majorité, en même temps qu’elles restreignent les droits du public qui apprécie leurs œuvres. Cette loi repose en effet sur le refus de toute forme d’accès non marchand, la focalisation sur la seule exploitation commerciale qui est soumise à une gestion collective confiée à une société contrôlée par les éditeurs. 20 Les auteurs n’ont que l’option de refuser d’entrer dans le système. Quant au public, il est privé de toute forme de diffusion non marchande de ces œuvres (c’est en réalité l’objet essentiel de la loi vu par les éditeurs, notamment en ce qui concerne les œuvres orphelines). Ce cas extrême illustre une situation bien plus générale. Un récent projet anglais va exactement dans la même direction.

Il faut renouer d’urgence avec l’approche de Jean Zay. 21 A l’ère numérique, il est nécessaire d’imposer des conditions d’équité à l’égard des auteurs et contributeurs comme à l’égard du public non seulement pour l’édition commerciale mais également pour la distribution commerciale. Les bases de ces conditions d’équité à inscrire dans la loi des contrats seraient :

  • L’obligation d’un contrat séparé pour les droits numériques, d’une durée limitée correspondant à la réalité de l’évolution des technologies et usages numériques.
  • Dans le cas d’une édition mixte (papier ou autre support et numérique), la règle d’un retour systématique à l’auteur ou aux contributeurs des droits dès que l’une de ces deux modalités n’est plus disponible (avec un bref délai après demande de l’auteur, 6 mois par exemple). En effet, il n’est pas acceptable que la simple disponibilité d’une version numérique puisse donner à l’éditeur la possibilité de rendre indéfiniment indisponible une œuvre suur support papier ou autre.
  • L’interdiction aux plateformes de distribution d’imposer dans leurs contrats des termes qui empêchent la distribution non marchande des œuvres par leurs auteurs.
  • L’établissement de niveaux minimaux de rémunération pour les auteurs et contributeurs dans les exploitations commerciales numériques qui prennent en compte les coûts fortement réduits de l’édition numérique.

Aucune de ces conditions ne ferait obstacle à l’innovation en matière de modes d’édition, de distribution et de modèles commerciaux, bien au contraire.

8. Une politique préventive de concurrence pour prévenir les monopoles de distribution et leurs abus

Le numérique a créé des modes de distribution hors marché extrêmement puissants et favorisé l’accès à la publication et à la distributions d’acteurs individuels ou de petite taille. On a assisté en même temps à un renforcement considérable des monopoles ou oligopoles de distribution apparus à l’ère des industries culturelles. Universal-EMI (si la fusion de ces groupes est autorisée) contrôlera 60% de la distribution en volume pour les enregistrements musicaux dans les grands pays européens. Apple contrôle plus de 70% de la distribution numérique de la musique. Amazon et Apple ont un contrôle monopolistique chacun sur un des segments de la distribution des eBooks. Netflix un quasi monopole sur la distribution numérique des films dans les pays où la société est active. Souvent intégrés verticalement de l’édition à la distribution finale et à la promotion dans les médias, passant des accords avec les opérateurs de télécommunications, ces groupes :

  • imposent les termes économiques et les conditions de diffusion aux auteurs et petits éditeurs,
  • définissent les termes d’usage par le public de façon souvent plus restrictive que les auteurs et artistes ne le souhaitent,
  • bloquent en partie l’évolution vers la diversité d’attention aux œuvres qui devrait résulter de l’ère numérique.

Des monopoles ou positions dominantes complémentaires dans la distribution ou la programmation physique comme celui de LiveNation pour les tournées de concerts ou d’Amazon pour la vente de livres, disques et DVD limitent l’accès aux revenus même pour les créateurs qui ont atteint un public significatif sur Internet.

Cette situation résulte d’une véritable faillite des politiques de concurrence. Les politiques efficaces en matière de concurrence sont de nature préventive, en particulier dans l’univers numérique, où, une fois installées, les positions dominantes sont extrêmement difficiles à bousculer en raison des effets de réseaux. En particulier, il est important d’assurer que toute plate-forme de distribution puisse obtenir de distribuer un contenu selon des termes aussi favorables que ses concurrents plus importants. Les licences collectives obligatoires pour la distribution commerciale visent précisément à l’assurer. Ce type d’approche n’est cependant pas suffisant. En particulier, il est incroyable que les savants économistes qui conseillent nos gouvernants n’aient pas réalisé, ou feint de ne pas réaliser, que le prix unique du livre numérique produisait des effets exactement inverses à ceux prétendûment visés. En effet, en permettant aux grands éditeurs et distributeurs de se mettre d’accord pour maintenir un prix très élevé du livre numérique et de pratiquer la politique des prix chers pour les gros vendeurs, ils institutionnalisent une concurrence inéquitable entre ces éditeurs et distributeurs et leurs concurrents. En prétendant faire du livre numérique un substitut du livre papier et non un complément, on mine leur possible synergie qui repose sur le prix faible du livre numérique et sur des offres combinées. Quant aux effets positifs pour les librairies qui avaient motivé la loi sur le prix unique du livre papier, ils sont inexistants pour le livre numérique, malgré les efforts de quelques éditeurs “alternatifs” de les réintroduire dans la boucle des circuits économiques.

9. Réformer la gestion collective

Si l’on suit les propositions développées ici, la gestion collective jouera un rôle important dans la collecte et la redistribution de revenus issus d’exploitations commerciales par des distributeurs. Il est impossible d’envisager une telle situation sans une réforme radicale de la gouvernance de ces sociétés. La commission européenne a initié un processus de réforme qui a récemment débouché sur une proposition de directive comportant un volet spécialisé pour la musique et un volet général pour la gouvernance. Cette proposition a certains mérites, notamment d’imposer la possibilité de gestion séparée de différents types de droits, donc potentiellement de permettre aux auteurs de reprendre du pouvoir sur les droits d’exploitation et de diffusion non marchande numériques. Mais son volet gouvernance est dramatiquement insuffisant.

En effet, la proposition ne règle pas les problèmes structurels essentiels qui affectent les sociétés de gestion et en font des instruments d’une distribution inéquitable des revenus :

  • L’existence d’une situation de vote censitaire, du fait d’élections par collèges, séparant souvent gros récepteurs et petits. Cette situation aboutit fréquemment à ce qu’une coalition d’éditeurs, de gestionnaires de stocks de droits et d’héritiers d’auteurs ou artistes décédés possède la majorité des voix par rapport aux auteurs et artistes contribuant à la création vivante. Le principe d’un membre / une voix doit s’appliquer.
  • Un manque total de transparence sur la distribution statistique des revenus distribués (courbe de revenus ordonnée par rangs décroissants, distinguant les revenus distribués aux créateurs vivants et ceux distribués à des cessionnaires et héritiers). Ces données 22 doivent être de publication obligatoire et auditables par les commissions de contrôle et les représentants des auteurs, artistes, consommateurs et usagers.
  • Le traitement des sommes non-distribuées en raison de leur trop faible montant, de difficultés à localiser ceux qui devraient les percevoir ou souvent parce des sommes ont été collectées pour des œuvres pour lesquelles la société ne détenait pas les droits de gestion. Ces sommes sont soit conservées, soit redistribuées au prorata des revenus aux autres contributeurs, ce qui aboutit à une subvention massive des gros percepteurs par les petits, qui n’est pas compensée par les mécanismes en faveurs de ces derniers mis en place dans certaines sociétés.

Les parlementaires européens devront amender le texte de la proposition pour y inclure au minimum un traitement convaincant des problèmes listés ci-dessus.

10. Maîtriser la pollution publicitaire

Le financement publicitaire est tentant pour les activités sur Internet, parce qu’il permet de contourner une difficulté : lorsqu’on fournit une valeur limitée à un nombre important de personnes, comment faire pour l’agréger de façon à assurer la pérennité d’une activité ? En vendant le temps d’attention de ces personnes multiples à un acteur unique (l’annonceur), on s’évite de convaincre un par un les usagers de nos productions ou services. Le problème, c’est que le prix à payer pour cette commodité est immense. Non seulement ce que l’on produit est pollué par l’intrusion publicitaire, non seulement les usagers payent celle-ci qu’ils le veulent ou non par inclusion dans le prix des produits et des services, mais c’est l’acte créatif ou expressif lui-même qui se met à viser non plus le public virtuel de ceux qui apprécieront peut-être une œuvre mais l’annonceur. Qui plus est la captation publicitaire dévore le temps, elle cherche toujours à retenir celui qu’elle a capturé, elle pousse à la concentration de l’attention sur un nombre limité de productions ou de personnes.

Il n’est pas question ici d’interdire le recours à la publicité. Il s’agit de maîtriser ses méfaits, par exemple par l’autorisation sans condition des logiciels destinés aux usagers qui visent à retirer la publicité des contenus numériques ou par l’obligation d’un signalement approprié de tout contenu publicitaire. En des mécanismes de taxation spécifique de la publicité peuvent être envisagés, à conditions qu’ils portent sur toutes les régies indépendamment de leur nationalité ou de leur technologie.

11. Des normes effectives pour la neutralité du net et l’ouverture des appareils

Pour que la culture numérique tienne ses promesses, il faut bien sûr qu’elle dispose d’une infrastructure digne de ce nom. On ne mesure pas assez la chance que nous avons eu de disposer pendant 15 ans d’ordinateurs personnels raisonnablement ouverts et d’un internet à peu près neutre. 23 Au moment où l’informatique et internet se répandent dans de nouveaux domaines et usages, ces propriétés d’ouverture et d’universalité sont mises en danger très gravement par :

  • la multiplication d’appareils contrôlés par des acteurs propriétaires (notamment pour les dispositifs mobiles),
  • la recentralisation des services et des applications,
  • les atteintes à la neutralité du net : discriminations de protocoles, applications ou émetteurs ; filtrage et censure ; fermeture des dispositifs pour empêcher de contourner ces discriminations.

La neutralité du net doit maintenant être comprise comme une exigence sur toute la chaîne qui va d’un dispositif mobile comme un smartphone ou une liseuse jusqu’à un serveur opéré par un usager ou sous son contrôle. Les politiques et les régulateurs européens et américains ont fait le choix désastreux d’une politique attentiste et corrective. Dans la sphère numérique, elle revient à tolérer la capture difficilement réversible des ressources communes par le premier venu ou le plus puissant. Seul le parlement néerlandais a su adopter une véritable loi de défense de la neutralité du net.

Le maintien et l’expansion d’une infrastructure libre, combinant des appareils ouverts et un internet neutre, va demander un sursaut majeur de la part des législateurs et de chacun d’entre nous. N’oublions pas que les opérateurs dominants de télécommunication mobile, dont les pleurs et les lobbyistes ont pour l’instant acheté la complaisance des politiques, sont responsables d’une véritable prédation sur le budget des ménages défavorisés. Le fait que les orientations du plan de relance européen, bâclées dans l’urgence des annonces politiques, inclue un chapitre “réseaux intelligents” doit sonner comme un signal d’alarme. Nous avons besoin de réseaux qu’il soit intelligent de construire, c’est à dire de réseaux qui continuent à être efficacement bêtes, pour laisser leurs usagers déployer, eux, leur créativité, leurs innovations, leur socialité et leurs projets démocratiques. Comme citoyens, nous devons nous insurger contre la démission des politiques sur ce sujet, ne jamais se contenter de leurs références inopérantes à la neutralité du net, leur demander à chaque instant des comptes sur ce qu’ils font et sur ce qu’ils ne font pas en la matière.

Ce domaine est celui dans lequel l’intervention des législateurs et régulateurs, aussi importante soit-elle, ne suffira pas si nous n’y donnons pas un coup de main par nos propres comportements. N’achetons jamais un appareil pour lequel il existe une alternative plus ouverte, même si cela veut dire renoncer temporairement à un petit bénéfice fonctionnel ou de confort (ex. des liseuses). N’hébergeons nos contenus les plus précieux (notamment ceux que nous créons) que sur des serveurs personnels ou des serveurs hébergés par des personnes et acteurs de confiance. Soutenons les projets comme la Freedom Box, et si nous avons la possibilité, devenons des pionniers de son usage. Rien de tout cela ne doit nous priver de l’usage qui nous donne de nouvelles capacités, mais cela doit nous rendre sélectifs (ex: ne pas mettre les pieds sur Facebook mais faire un usage pertinent du microblogging tout en restant ouvert à de possibles alternatives à Twitter).

12. Enregistrement obligatoire ou copyright 2.0

A l’autre extrême de l’infrastructure, on trouve les fondements juridiques du copyright et de la partie patrimoniale (économique) du droit d’auteur. Par commodité, on parlera dans le reste de cette section de copyright pour désigner cet ensemble. Des juristes de valeur dans tous les pays se sont demandé comment on pourrait, par une modification limitée, éviter les principaux effets pervers actuels :

  • captation des bénéfices du copyright par des acteurs ne contribuant pas à la création (héritiers, gestionnaires de stock de droits, cessionnaires peu préoccupés des intérêts des auteurs et artistes),
  • multiplication des œuvres orphelines et indisponibles,
  • faiblesse du domaine public pour certains médias et limitations à son accessibilité et son usage, etc.

Ces réflexions ont convergé vers une proposition qui consisterait à rendre le bénéfice de la partie économique du copyright (et non les droits moraux comme l’attribution ou la divulgation) dépendant d’un enregistrement volontaire des œuvres par leurs auteurs. Cet enregistrement s’effectuerait pour une durée limitée (quelques années) reconductible. Cette proposition se heurte à certaines difficultés : compatibilité avec la convention de Berne 24 et surtout impact pour les auteurs numériques peu enclins aux formalités. en effet, l’exploitation commerciale et de possibles réappropriations de leurs productions par des acteurs commerciaux deviendraient possible en cas de défaut de leur part.

Dans une visée plus directement liée au numérique, Marco Ricolfi a proposé un mécanisme de copyright 2.0, selon lequel les œuvres seraient placées par défaut sous un régime similaire à une licence Creative Commons, sauf dans le cas où leur auteur déciderait d’opter pour l’ancien modèle de copyright. Pour éviter le risque mentionné plus haut d’exploitation commerciale indésirée avec possible réappropriation, la licence applicable par défaut pourrait être de type By-NC ou by-NC-SA, permettant les modifications mais soumettant les usages commerciaux à autorisation. Les deux approches (enregistrement de durée limitée et copyright 2.0) sont combinables, comme suggéré par Marco Ricolfi lui-même. A mon sens, l’adoption du copyright 2.0 ne dispenserait pas de la reconnaissance du droit au partage non marchand entre individus (cf. point 1.) car celui-ci ne peut dépendre du bon vouloir de quiconque, il résulte du simple fait d’avoir publié une œuvre dans la sphère numérique. Par contre, le copyright 2.0 réglerait élégamment la question des droits au remix (les droits de citation, parodie, etc. s’appliquant bien sûr même en cas d’option pour le copyright classique.).

13. Financements publics culturels et réforme fiscale

Parmi les infrastructures qui rendent possibles les activités culturelles, les ressources de l’action publique jouent un rôle clé. Elles atteignent de 30 à 50% du financement des activités culturelles suivant les pays, plus sans doute si l’on prenait bien en compte tous les financement indirects à travers les statuts d’enseignant, de chercheur ou similaires. Les collectivités territoriales jouent un rôle de plus en plus important dans ces financements, même si les Etats continuent à fixer souvent cadres et modèles. L’évolution récente de ces financements soulève de sérieuses interrogations. Les financement publics au sens strict sont au mieux en stagnation, alors que des prélèvements spécifiques parafiscaux se sont multipliés et alimentent des fonds dont l’affectation est confiée à des acteurs privés, institutionnels ou des comités d’experts.

Dans les domaines où les financements publics jouent un rôle clé pour rendre possible des activités culturelles diffuses (éducation, soutien aux lieux, aux statuts et activités, à la médiation culturelle, à l’activité dans la durée de réseaux artistiques), les ressources manquent. En parallèle, la capture des financements para-fiscaux par des acteurs institutionnalisés, dans des contextes peu favorables au renouvellement des formes ou des styles, contribue à une défiance vis-à-vis des prélèvements spécifiques à visée culturelle. Enfin, au niveau de l’action culturelle nationale en France, la concentration des aides sur de grandes structures – souvent parisiennes – constitue une injustice majeure.

Au-delà des nouveaux mécanismes discutés au point 6, il faut :

  • Renoncer à des gesticulations inefficaces du type “taxe Google” et agir sur les paramètres clés des ressources fiscales en général.
  • Définir les domaines où les financements publics culturels jouent un rôle clé et doivent être maintenus ou amplifiés.

Sur le premier plan, il est absolument nécessaire de revoir la définition du pays d’origine établissant le lieu de taxation des profits des transnationales informationnelles (quelle que soit leur “nationalité” supposée). La taxation des profits (y compris TVA) doit avoir lieu dans le pays de consommation (achat de licences, diffusion de publicités, fourniture d’un service en ligne), dès que le chiffre d’affaires dans le pays concerné dépasse une limite suffisamment élevée pour que ces dispositions n’entravent pas le développement des PME à l’international (par exemple de un à quelques millions d’euros). Cet objectif est motivé par des considérations qui dépassent complètement le champ culturel, mais celui-ci en profitera bien plus que de l’effort de taxer des profiteurs spécifiques choisis pour leur nationalité en cherchant à tout prix à protéger leurs équivalents nationaux.

Sur le second plan, il faudra sans doute de longs débats pour converger vers une nouvelle vision, mais on peut identifier trois pôles très différents de légitimité de l’action publique culturelle :

  • Assurer la soutenabilité des conditions de base des activités culturelles, et notamment de celles qui permettent à des individus et des petits groupes d’explorer dans la durée, sans pression manageriale, des chemins créatifs. Le mot clé est probablement celui de décentralisation, à condition que celle-ci soit aussi celle des ressources, et que les actions sur les territoires ne miment pas en petit les actions centralisées.
  • Préserver et rendre disponible et utilisable le patrimoine culturel dans tous les médias. Cette tâche peut et doit aujourd’hui se faire en collaboration avec les nombreux projets sociétaux de numérisation et mise à disposition du patrimoine numérique. Cette collaboration supposera l’adoption de termes d’usage libres, y compris pour les usages commerciaux. Elle aura un impact aussi favorable que celui des partenariats public-privé actuels est nuisible : elle empêchera la réappropriation rampante du domaine public par les “partenaires” privés et fera des institutions culturelles des gardiens des biens communs au lieu de les pousser à être complices de sa privatisation.
  • Continuer à permettre à des structures et des projets coûteux d’exister, mais en les répartissant mieux sur les territoires, et en soumettant leur activité au débat critique.

14. Un statut positif protégeant le domaine public et les communs volontaires

Ces 30 dernières années, les conflits les plus importants pour la culture et l’innovation ont porté sur la définition du périmètre respectif de ce qui peut être objet d’appropriation privative et de ce qui doit être considéré comme commun :

  • définition du périmètre de ce qui peut être breveté,
  • délimitation des droits d’usage qui doivent être reconnus à chacun même lorsque des œuvres sont soumis à des droits exclusifs,
  • mise en œuvre des droits exclusifs et charge de la preuve de la légitimité de l’usage, 25
  • possibilité même de partage de ses propres productions sans en être arbitrairement puni par la privation de ressources. 26

Tous ces conflits se déroulent dans un contexte inégal. Les droits exclusifs s’y adossent au droit de propriété, à un amalgame aberrant entre propriété physique et droits intellectuels et au portefeuille fourni de leurs détenteurs. En face, les droits de chacun peuvent certes se référer aux droits fondamentaux, mais sans que le domaine public et les communs eux-mêmes ne se voient reconnus un statut positif. Qui plus est, les droits de chacun à l’égard du domaine public et des communs sont par nature dispersés (ils s’incorporent dans chacun de nous).

C’est pour cela que des chercheurs et des juristes ont formulé le projet d’une reconnaissance par un statut positif du domaine public, des communs volontaires et des prérogatives essentielles des usagers (y compris les créateurs) à l’égard des œuvres. 27 Il s’agit de renverser ou tout au moins de rééquilibrer le rapport inégal qui fait que le domaine public est considéré au mieux comme un résidu ou un échec du marché, les communs comme un territoire qu’on n’a pas encore réussi à privatiser et les prérogatives des usagers comme une tolérance consentie parce qu’on n’avait pas encore trouvé les moyens de l’anéantir. Au contraire, il faudra, dès qu’un statut positif sera attribué à ces entités communes, envisager l’impact qu’aurait tout nouvelle disposition juridique ou politique sur leur périmètre, leur enrichissement, leur entretien et leur accessibilité effective.


Notes

  • 1.On entend par là l’ensemble de l’informatique et d’Internet et de leurs usages.
  • 2.On emploie ici les deux expressions pour marquer les différences qui peuvent subsister malgré l’harmonisation européenne et internationale.
  • 3.Voir les remerciements en tête de Sharing pour une liste incomplète.
  • 4.La first sale doctrine est inscrite dans le code américain dans un chapitre sur les exceptions et limitations.
  • 5.Arrêt dans l’affaire C-128/11, UsedSoft GmbH / Oracle International Corp. du 3 juillet 2012.
  • 6.Pour une analyse juridique détaillée avant l’arrêt récent de la CJUE on se reportera à ce texte de la juriste italienne Rossella Rivaro.
  • 7.En fonction des situations (mise en ligne sur un blog, un serveur ftp ou un réseau P2P, échange de clés USB, transmission par email, etc.) la copie se fait du côté du receveur, de l’émetteur ou des deux.
  • 8.De ce point de vue, la démarche proposée rejoint la proposition de William T. Fisher dès 2004 (dans son livre Promises to Keep) de sortir les activités numériques dans leur ensemble du copyright. Notre proposition est plus limitée, mais elle est aussi disjointe de la notion de dédommagement.
  • 9.Voir la Déclaration en vue d’une interprétation du “test en trois étapes” respectant les équilibres du droit d’auteur.
  • 10.Cette fermeture de la liste est une aberration qui préjuge des politiques de demain, et la liste devra de toute façon être réouverte.
  • 11.La question de sites qui créent des répertoires de liens associées à des reproductions partielles de contenus relève d’une modernisation de la définition du droit de citation et de la nécessaire suppression du droit de protection sui-generis des bases de données défini dans la directive 96/9/CE, conservé par erreur alors qu’il a fait la preuve de son inutilité économique et de son caractère nuisible pour l’accès à l’information.
  • 12.On pourra consulter les commentaires de La Quadrature du Net sur ce livre vert.
  • 13.Dont les auteurs ou autres détenteurs de droits ne sont pas connus ou ne peuvent être contactés.
  • 14.Cf. Allard Rignalda, Orphan Works, Mass Rights Clearance, and Online Libraries: The Flaws of the Draft Orphan Works Directiveand Extended Collective Licensing as a Solution.
  • 15.On se référera à l’état du compromis actuel au Conseil européen et à cet article de Paul Keller pour l’association COMMUNIA pour une analyse critique.
  • 16.Il est évident que l’on ne peut pas non plus permettre de considérer comme orpheline n’importe quelle œuvre arbitrairement. L’imposition de l’enregistrement décrite au point 12 ne résoudra le problème qu’à très long terme. Il faut donc définir des conditions simples à mettre enœuvre et potentiellement automatisables autorisant à considérer une œuvre comme orpheline.
  • 17.cf. discussion dans Sharing, sous-section “libraries” du chapitre 6, pp.87-88 du livre papier
  • 18.Contrairement au discours sur la prédominance de la gratuité, les études par sondages, mais aussi les statistiques du soutien volontaire aux projets créatifs montrent un fort souhait des citoyens que les artistes et contributeurs de toutes sortes soient financés ou rémunérés.
  • 19.Certaines propositions envisagent que le revenu s’applique de la naissance à la mort.
  • 20.La représentation des éditeurs est supposée être paritaire, ce qui compte tenu des héritiers d’auteurs décédés revient à un pouvoir complet des éditeurs.
  • 21.Ministre du front populaire auteur d’un projet de loi du 13 août 1936, dans lequel on trouve notamment ceci : “L’auteur ne doit plus être considéré comme un propriétaire, mais bien comme un travailleur, auquel la société reconnaît des modalités de rémunération exceptionnelles en raison de la qualité spéciale des créations issues de son labeur. L’assimilation de la protection particulière prévue en sa faveur à ce que le code du travail et le code civil octroient à l’ensemble des travailleurs doit bien être admise de plus en plus largement. C’est sous le signe du travail, et non sous le signe de la propriété, que doit être construit ce nouveau droit français accordant aux auteurs dans leur propre intérêt, comme dans l’intérêt mutuel de la collectivité, la protection légitime due à ceux qui forment suivant la magnifique expression d’Alfred de Vigny, la Nation de l’esprit.”, Documents parlementaires – Chambre, J.O., p. 1707, cité dans Anne Latournerie, Petite histoire des batailles du droit d’auteur, Multitudes (5), mai 2001.
  • 22.Anonymes, ce n’est pas l’identité de ceux qui les perçoivent qui intéressent l’intérêt général (sauf du point de vue fiscal) mais bien le degré de concentration des revenus et la proportion d’auteurs et artistes vivants.
  • 23.Transmettant équitablement l’information indépendamment de ce qu’elle représente, de sa source ou son destinataire, des protocoles utilisés au-dessus d’IP ou des médias concernés.
  • 24.Le protocole de Stockholm auquel les Etats-Unis se sont ralliés en 1988 alors qu’ils vivaient auparavant sous le régime de l’enregistrement obligatoire interdit les “formalités” comme condition de l’exercice du copyright.
  • 25.Traditionnellement, le droit d’auteur et le copyright étaient fondés sur une mise en œuvre à posteriori, l’usage restant libre de fait quitte à faire l’objet d’une sanction par un juge. Les DRM, mesures préventives et autres filtrages et censures renversent de fait cette présomption de légitimité de l’usage en créant une présomption de violation de droits exclusifs.
  • 26.Exemple : le fait que de nombreuses sociétés de gestion continuent à refuser de gérer les droits commerciaux d’œuvres partagées librement pour usages non marchands, même si cela va peut-être changer, cf. plus haut point 9, ou que certains fabricants et plate-formes d’eBooks s’opposent à la diffusion parallèle non-commerciale des fichiers qu’ils commercialisent.
  • 27.Voir le Manifeste pour le domaine public et les travaux plus détaillés de Sévérine Dusollier et de l’auteur de ce texte.