Le droit de renoncer au droit d’auteur
« Le droit d’auteur est non seulement une réalité juridique mais c’est également une réalité conceptuelle qui conditionne les esprits et privatise l’expression artistique. J’ai fait un autre choix. »
Brillante et salutaire intervention que celle donnée le 7 avril dernier par la très libre portraitiste franco-américaine Gwenn Seemel dans le cadre du TedX Geneva qui avait pour thème « Freedom (@ digital age) ».
Elle nous rappelle ici les relations étroites que l’imitation et la copie entretiennent avec un processus créatif plus proche, pas essence, du domaine public que du droit d’auteur.
Pour la petite histoire, j’étais moi-même invité à ce TEDx (avec, entre autres, Richard Stallman et Tristan Nitot) et co-coupable de la présence de Gwenn. Or les conférences TED, c’est quelque chose qui ne s’improvise pas et donne lieu, comme au théâtre, à plusieurs répétitions devant les autres participants avant la représentation finale sur scène. À peine arrivé (en retard) en Suisse qu’on me propose d’assister illico à une première répétition, celle de Gwenn justement. J’en suis resté soufflé, dans le fond comme dans la forme. Et je me suis dit alors que j’allais être bien minable (avec ma préparation à l’arrache dans le train) si toutes les autres interventions étaient du même acabit !
En défense de l’imitation – Gwenn Seemel – TEDx Geneva
Transcript
On dit que « l’imitation est la forme la plus sincère de la flatterie ». Et on a raison de le dire, mais ce n’est pas tout. L’imitation est la flatterie, et c’est la critique. C’est l’affirmation, le contexte, la possibilité. On pourrait même dire que l’imitation est la culture elle-même.
Et si cela semble scandaleux et même incompréhensible, je comprends pourquoi. Je n’ai pas toujours été fan de l’imitation moi non plus, jusqu’à ce que je devienne artiste professionnel, et, plus précisément, portraitiste.
Je crée des tableaux comme celui-ci. Je peins aussi d’autres choses, mais les visages sont vraiment mon truc. Et cela veut dire que je suis l’artiste le plus chanceux au monde. Après tout, la plupart des artistes ne peuvent pas être sûrs que qui que ce soit s’intéresse à ce qu’ils font, à part leur maman. Le portraitiste, cependant, sait qu’il aura un public fasciné composé d’au moins une personne. Qu’il l’apprécie ou le déteste, le sujet aura une forte réaction à son portrait. Il va aussi avoir un fort attachement à son portrait.
Quand quelqu’un parle d’un tableau en disant « mon portrait » il veut généralement dire que c’est un portrait de lui et non par lui. Par exemple, voici mon portrait. C’est un portrait de moi, mais ce n’est pas mon œuvre. Il a été peint par mon amie, Becca Bernstein. Pourtant, quand je regarde le tableau, j’ai la forte impression qu’il est à moi. Et je sais que, quand Becca regarde le tableau, elle a la forte impression qu’il est à elle. L’idée de l’appartenance des portraits est un peu compliquée.
Cette toile a prouvé ce fait au début de ma carrière. Le sujet était galériste dans ma région et tous les blogueurs d’art écrivaient sur lui. Certains d’entre eux ont utilisé cette image pour ajouter un peu de couleur à leurs articles, et l’un d’eux ne m’a pas nommée quand il l’a fait. Il a dit que cette image appartenait au sujet plus qu’à moi.
Au début, j’ai trouvé cette idée choquante, mais, quand j’y ai un peu réfléchi, j’ai compris que ce ne sont pas seulement mes portraits qui ne m’appartiennent pas vraiment : c’est toute ma production créative. J’ai besoin d’un monde d’inspirations et d’influences pour faire mon art, et, même si ces inspirations et influences n’ont pas toujours des visages, cela ne veut pas dire qu’ils n’existent pas, ou qu’ils ne participent pas à mon travail. Mon art appartient au monde autant qu’il m’appartient.
C’est pour ça que je renonce à mon droit d’auteur. C’est pour ça que je mets mon art directement dans le domaine public, libre d’être utilisé par quiconque, de n’importe quelle manière, pour n’importe quelle raison.
Peu d’artistes font de même. La plupart croient au droit d’auteur. Ils pensent que tout ce qu’ils créent—chaque griffonnage, chaque e-mail—tout cela doit leur appartenir. Cela semble si évident. Comme s’il n’y a pas moyen de le remettre en question. Comme si c’est un principe de l’univers.
Mais ça ne l’est pas.
L’idée que l’expression artistique peut être la propriété de quelqu’un vient du droit d’auteur. Et cela veut dire que le droit d’auteur n’est pas seulement une réalité juridique, quelque chose pour les juges et les avocats à régler, c’est aussi une réalité conceptuelle. Un paradigme. Même si c’est un paradigme bien établi, cela ne veut pas dire que ce soit la seule façon d’organiser la culture.
L’utilisation de l’image, comme ce portrait sur des blogs. Ou la copie de l’image, comme ce portrait ailleurs. Ou le remix de l’image, comme ce portrait refait par un autre artiste. Toutes sous contrôle absolu des artistes, selon le droit d’auteur. Essayons plutôt de leur accorder une liberté absolue. Si on concevait l’imitation comme non seulement bénéfique mais même nécessaire et tout à fait naturelle ?
On dirait que c’est le cas quand on regarde les bébés. Quelques heures après la naissance, un bébé peut imiter l’expression sur le visage d’une autre personne. Et ce n’est que le début pour nous. Lorsque nous sommes adultes, la copie fait tellement partie de tout ce que nous faisons que nous nous en rendons même plus compte.
Nous ne sommes pas la seule espèce pour laquelle l’imitation est nécessaire. Tous les animaux sociaux et intelligents copient, mais les humains le font particulièrement bien. Nous sommes des imitateurs. Des copycats. Des perroquets. Nous essayons toujours de refléter les autres, d’être sociables, de nous entendre les uns avec les autres. En témoignage de notre aptitude à copier, considérons nos langues et expressions culturelles comme la technologie, la religion, l’art. Tout cela existe simplement parce que nous sommes d’excellents imitateurs.
Si chacun de nous avait voulu être à l’origine de la langue, avait insisté pour donner un nom à chaque chose, nous n’aurions jamais abouti à une langue. Quelqu’un doit commencer à imiter pour que le sens des mots soit établi et que la communication se produise. Quelqu’un doit commencer à imiter pour que la langue existe.
L’imitation crée donc la langue, crée la culture, mais elle crée également un contexte pour les éléments culturels, qu’il s’agisse de nouveaux gadgets, de peintures, de tendances de la mode. Et ce contexte culturel est important pour deux raisons :
1) il rend l’élément culturel compréhensible et donc utile.
2) il propage cet élément à grande échelle, permettant à certains de le modifier pour la génération suivante.
Considérons par exemple les réseaux sociaux. Certains d’entre vous se souviennent sans doute de Myspace. Myspace était cool, pendant un moment, puis il a perdu de son importance avec l’arrivée de Facebook et Twitter. Ces nouveaux outils sont essentiellement la même chose. Ils fournissent un lieu de rassemblement en ligne. Mais ils ont rejeté quelques-unes des caractéristiques les moins populaires de Myspace et ajouté de nouvelles. Ils sont une évolution—ou une imitation avec quelques modifications.
Il est difficile cependant de déterminer l’origine des réseaux sociaux. On pourrait dire que ce sont les forums de Craig’s List. Chacun de ces formats s’appuie sur celui qui l’a précédé avec le contexte qui l’a engendré. Et la seule raison pour laquelle les réseaux sociaux et l’Internet lui-même sont importants est parce que nous les utilisons, et nous les utilisons à cause de leur importance pour beaucoup de gens. En d’autres termes, ça doit être une fête et particulièrement une fête où nous faisons tous des choses similaires pour que la culture existe.
Tout cela pour dire que, ensemble, nous créons le sens, le but, l’importance des lieux de rassemblement en ligne. Nous créons le sens de la technologie, de la religion, et de l’art. Comme nous créons le sens des mots que j’utilise. Nous le faisons ensemble, en nous imitant les uns les autres.
Ainsi, la culture évolue par des imitations imparfaites au fil du temps. Mais vous devez vous demander où vous vous situez dans tout ça. Je parle de l’imitation, et tout le monde sait que vous êtes unique. Exceptionnel. Nous le sommes tous !
Et heureusement que c’est le cas, parce que, sans nos singularités, la culture serait en difficulté. Si la culture évolue par des imitations imparfaites au fil du temps, quelqu’un doit fournir ces imperfections. Ainsi, vos bizarreries font de vous un individu, mais ils sont aussi la source d’originalité. En ce qui concerne l’art, on peut le dire ainsi :
L’art = l’idée + la technique + la personne
Et c’est la personne dans cette formule qui apporte ces délicieuses imperfections. C’est aussi la personne qui ne peut jamais être imitée. Les idées et les techniques, celles-ci sont mûres pour la copie, et j’en fais beaucoup dans mon art.
Avec cette œuvre par exemple. C’est l’image d’une chauve-souris frugivore de Dayak, un mâle allaitant son petit, une spécialité de cette espèce fascinante. Pour créer le tableau, j’ai travaillé à partir d’images que j’ai trouvées en ligne et à la bibliothèque. Je les ai remixées pour faire ma composition—voici un dessin—puis j’ai commencé à peindre. Ces photos sont prises chaque jour ou chaque semaine selon le temps que je passais avec cette œuvre, et quand je les regarde, je me rends compte que j’avais du mal. J’ai donc fait ce que je fais toujours quand j’ai des problèmes : je me suis tournée vers le monde, vers les autres artistes. Plus précisément vers l’histoire de l’art du 15ème siècle. J’ai regardé les images les plus célèbres d’un parent avec son enfant dans l’art occidental. La Vierge de Fouquet en particulier m’intéressait. Alors je l’ai étudiée très attentivement et puis j’ai redessiné mon image à partir de ce qu’il avait fait. J’ai commencé à nouveau, à ajouter les couches, petit à petit, jusqu’à ce que j’aie achevé l’œuvre.
J’ai copié Fouquet. Il n’est ni le premier ni le dernier artiste que j’imiterai ainsi. Je lui ai volé sa composition, mais je ne pense pas trop vous offenser—et pas seulement parce que Jean est mort depuis 500 ans. Quand vous regardez cette image, je suis là, et j’espère que c’est seulement une agréable surprise quand vous vous rendez compte que Fouquet est là avec moi.
Je dis toujours que je ne me soucie pas que mon art soit ou non connu après ma mort. J’insiste sur mon bonheur à créer des œuvres qui sont appréciées aujourd’hui, de mon vivant, et de pouvoir gagner ma vie en tant qu’artiste, c’est vraiment génial. Mais ce n’est pas tout.
La vraie mesure du succès d’une œuvre d’art est qu’elle devienne comme l’art de Fouquet. Qu’elle soit copiée copieusement. Remixée vigoureusement. Qu’elle soit intégrée dans nos vies à tel point que nous oubliions qu’il y a des lois qui nous empêchent de jouir de l’art à notre gré. En d’autres termes, la vraie mesure du succès d’une œuvre d’art est que nous ayons le sentiment que l’art nous appartient au moins autant qu’il appartient à l’artiste.
C’est ce que je veux pour mon art, et c’est quelque chose que je commence à voir.
Une de mes amies aimait vraiment cet autoportrait, elle a donc décidé de mettre son propre visage dans la composition. Voici un détail d’une plus grande peinture, qui est un remix d’un tableau par Chagall. Une adolescente anglaise a vu l’image de détail et a décidé d’en faire sa propre version en peinture. Les étudiants et les artistes émergents font souvent des portraits dans mon style. Parfois, je participe. Parfois, un professeur me demande de faire la critique pour le bénéfice des étudiants. Et d’autres fois, ces images étonnantes apparaissent tout simplement dans ma boîte de réception.
Voici mon exemple préféré de mon art imité. C’est la traduction d’un livre que j’ai écrit et illustré avec mes peintures. Vivian Lin est une étudiante et une artiste à Hong Kong, et elle a fait la traduction.
Et le travail qu’elle a fait a non seulement rendu ce livre accessible à un tout autre public mais il confirme aussi le pouvoir de la culture libre. Après tout, si j’avais mis le c du copyright sur tout mon art et si j’essayais de contrôler mes œuvres, il est probable que Vivian n’aurait jamais eu ce sentiment que le livre lui appartenait au point de vouloir faire tout ce travail de traduction.
On dit que « l’imitation est la forme la plus sincère de flatterie » et c’est tout à fait le cas pour les exemples que je viens de donner. Mais pour beaucoup d’artistes, ce n’est pas la même chose. Ils ressentent l’imitation comme une violation. Ces sentiments ne sont pas très agréables, mais ils ne sont pas inéluctables. Ce n’est pas l’imitation qui en est la cause. C’est la façon dont les artistes considèrent l’imitation qui en est la cause. C’est le paradigme du droit d’auteur.
La prochaine fois qu’on vous copie, même si c’est pour utiliser votre art pour faire un tas d’argent sans partager un sou avec vous, au lieu de vous mettre en colère et d’embaucher des avocats, essayez de voir l’imitation comme une invitation. Une invitation à collaborer ou à en apprendre davantage sur la façon dont votre art est perçu par les autres. Essayez de penser à l’imitation comme un portrait.
Un portrait est, après tout, l’imitation d’une personne. Il ne peut pas être une imitation exacte. Il n’est pas fait de chair et de sang. Mais le portrait est, par définition, reconnaissable. Et quand vous regardez un portrait de vous—même si c’est juste une photo instantanée—vous vous sentez peut-être confronté. Ai-je vraiment cette tête ? Est-ce ainsi que les gens me voient ? Un portrait peut renforcer les inquiétudes que vous avez sur votre apparence ou sur vous-même, mais il peut aussi vous rappeler que vous êtes beau.
Un portrait peut le faire. Toute imitation le fait.
Ces jours-ci, la copie a une mauvaise réputation. En grande partie, la copie est rendue illégale par le droit d’auteur. Je n’irai pas jusqu’à dire que toutes les formes d’imitation sont toujours bénéfiques, mais je vous demande de réévaluer pourquoi nous la méprisons tellement. Après tout, sans l’imitation, nous n’aurions pas de culture, et nos imperfections charmantes, qui nous rendent uniques, seraient vides de sens.
C’est notre capacité à imiter qui fait de nous l’espèce la plus fortunée au monde. Que nous l’apprécions ou que nous le détestions, être imité, c’est faire partie de la culture. Alors, pourquoi ne pas l’aimer ?
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