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Parce qu’il est parfois très difficile de savoir si une oeuvre est toujours protégée ou si elle est passée dans le domaine public, l’édifice de la pénalisation du droit d’auteur pourrait un jour s’écrouler. Il suffirait en effet que la question de sa conformité au principe constitutionnel de légalité des délits et des peines soit soulevée devant les tribunaux pour que l’on prenne conscience de la nécessité de créer un registre des oeuvres encore protégées par le droit d’auteur.

 

 

Le droit d’auteur est-il conforme à la Constitution ? La question peut surprendre puisqu’il ne fait pas débat que la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 (DDHC), qui fait partie du “bloc de constitutionnalité”, consacre à son article 17 le “droit inviolable et sacré” qu’est la propriété. Le droit d’auteur, considéré comme une “propriété intellectuelle”, est sans contestation possible un droit fondamental du citoyen français, au même titre que la liberté d’expression.

Mais si le principe général d’une protection de la propriété intellectuelle des auteurs est sacralisé dans le texte fondateur de la République, les textes de loi qui donnent corps à ce principe nous semblent actuellement violer un principe constitutionnel d’égale importance : le principe de légalité des délits et des peines.

A l’origine, ce principe voulait que “nul ne peut être puni qu’en vertu d’une Loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée” (art. 8 DDHC). Il s’agissait d’éviter que l’arbitraire ne permette d’arrêter et de condamner un individu en vertu d’une loi inexistante au moment des faits reprochés. Mais la jurisprudence du Conseil constitutionnel a affiné l’interprétation de ce principe, en exigeant non seulement qu’une loi pénale préexiste, mais aussi qu’elle soit définie dans des termes suffisamment clairs et précis, qui permettent au justiciable de savoir qu’il se trouve en infraction.

En France, la jurisprudence s’est essentiellement bornée à protéger les citoyens d’éventuels excès de zèle de la Justice. C’est “la nécessité pour le législateur de définir les infractions en termes suffisamment clairs et précis pour exclure l’arbitraire“, dira le Conseil constitutionnel dans une décision du 20 janvier 1981. C’est aussi parce que la loi pénale était trop imprécise et donc sujette à interprétations diverses que le Conseil constitutionnel avait décidé le 4 mai 2012 de supprimer du droit pénal le délit de harcèlement sexuel.

Mais au niveau européen, la Cour Européenne des Droits de l’Homme a été claire sur le fait que le principe de la prévisibilité de la loi devait être observé y compris du point de vue du justiciable qui doit pouvoir “savoir, à partir du libellé de la disposition pertinente et, au besoin, à l’aide de son interprétation par les tribunaux, quels actes et omissions engagent sa responsabilité pénale” (arrêt Cantoni du 15 novembre 1996).

Or c’est là que le bât blesse concernant la pénalisation du droit d’auteur. En effet, la loi pénale dispose qu’une personne peut être punie de 3 ans d’emprisonnement et 300 000 euros d’amende si elle reproduit (ou met à disposition, communique au public, etc.) une oeuvre pour laquelle l’autorisation des ayants droit reste requise, sans avoir obtenu cette autorisation préalable. En soit, la loi pénale paraît écrite sans grande ambiguïté, et donc paraît conforme au principe constitutionnel de légalité des délits et des peines.

Point de contrefaçon sans publicité du domaine public

Sauf que le législateur a oublié, ou négligé, un point essentiel. Le justiciable ne peut pas savoir quand l’autorisation des ayants droit est requise ou ne l’est plus, puisque la loi n’organise pas la publicité de l’entrée de l’oeuvre dans le domaine public. En France, depuis la grande loi de 1957 sur le droit d’auteur, la durée de protection des oeuvres n’est plus basée sur la date de publication, qui pouvait être inscrite sur le support de l’oeuvre et donc assurer une certaine prévisibilité juridique, mais sur la durée de vie de son auteur. Plus l’auteur vit longtemps, puis les droits sur son oeuvre sont étendus dans le temps. Actuellement, les droits exclusifs survivent 70 ans après la mort de l’auteur (ce qui fait que la durée effective de protection des droits d’auteur ne cesse de s’allonger).

Or comment le justiciable – menacé de 3 ans d’emprisonnement s’il copie une oeuvre – peut-il savoir quand l’auteur de cette oeuvre est mort ? La chose devient plus compliquée encore lorsqu’il s’agit d’une oeuvre à plusieurs mains, ou que se combinent droits d’auteur et droits voisins sur une même oeuvre. Sans parler de l’imbroglio général causé par les prorogations de guerre. Et que dire des oeuvres orphelines, qui par définition ne permettent pas de savoir si l’auteur est mort ou vivant, et depuis combien de temps.

Si le citoyen ne peut pas savoir si l’autorisation de copier est encore requise du fait du droit d’auteur, il ne peut pas clairement “savoir quels actes et omissions engagent sa responsabilité pénale”. Le principe de la légalité des délits et des peines est violé.

Jusqu’à présent, à notre connaissance le Conseil constitutionnel n’a jamais eu à étudier cette question concernant le droit d’auteur et sa pénalisation. Mais il le pourrait si le problème était soulevé dans le cadre d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC). C’est tout le droit d’auteur qui pourrait s’effondrer s’il venait à rejoindre une telle interprétation.

Le patch pour un tel bug législatif n’est pas difficile à trouver, et il est surtout souhaitable : mettre en place, enfin, un registre des oeuvres protégées par le droit d’auteur, qui permette par négatif de savoir qu’une oeuvre est dans le domaine public. Ne seraient protégées que les oeuvres figurant toujours sur ce registre, comme c’est le cas pour les brevets ou les marques. Tout le reste serait réputé appartenir au domaine public. Ce serait d’ailleurs un pas fondamental pour lever le tabou de l’obligation de dépôt des oeuvres, et éviterait des problèmes comme cette traduction officieuse d’Hemingway que Gallimard avait faite interdire alors que le traducteur croyait l’oeuvre dans le domaine public.

Il serait possible, inversement, de créer un registre des oeuvres passées dans le domaine public. Mais il serait matériellement impossible à entretenir, puisque toute création intellectuelle est oeuvre, et qu’il est impossible de toutes les référencer, et de savoir quand elles tombent dans le domaine public.

>>> Source sur : http://www.numerama.com/magazine/25729-pourquoi-le-droit-d-auteur-viole-la-constitution.html