Entretien avec Étienne Chouard
Chercheur indépendant, citoyen sans parti, sans étiquette et sans ambitions politiques personnelles, Étienne Chouard s’est fait connaître du grand public en 2005 à l’occasion du référendum sur le traité établissant une constitution pour l’Europe en argumentant pour le « non ». Devenu depuis un adepte du tirage au sort, il en est aussi l’un des principaux propagateurs et théoriciens. Conférencier infatigable, il sillonne les routes pour en expliquer la logique.
Nexus : Qu’est-ce qu’il y a de révolutionnaire dans le tirage au sort ?
Étienne Chouard : Tout. Le tirage au sort démonte le mécanisme qui conduit à notre impuissance actuelle. Il y a quantité de causes à notre impuissance, qui s’imbriquent les unes les autres. Ma méthode, empruntée à Hippocrate, consiste à chercher la cause des causes, à remonter à la racine du problème. Quand j’étudie les raisons de notre faiblesse par rapport aux abus de pouvoir, de proche en proche, j’aboutis à tous les coups à la même chose : la Constitution. La Constitution est en effet l’outil génial que les hommes ont inventé pour affaiblir les pouvoirs. Or, qui écritaujourd’hui la Constitution ? Des parlementaires, des professionnels de la politique, des ministres, des juges… Autrement dit, ceux-là mêmes qui vont exercer le pouvoir et qui devraient craindre les lois institutionnelles. Et il ne s’agit pas là d’un accident isolé, mais d’une règle générale : dans tous les pays du monde et à toutes les époques, ce sont les hommes au pouvoir qui dictent les règles du pouvoir — même si ces règles sont désormais souvent votées par les peuples, ce qui montre au passage qu’il est assez facile de convaincre le peuple d’accepter lui-même sa propre impuissance. C’est le grand paradoxe des constitutions : originellement pensées comme le moyen de protéger les citoyens contre les abus de pouvoir, elles donnent aujourd’hui une légitimité aux abus de pouvoir ! Voilà la cause des causes de nos problèmes. Malheureusement, les humains, qui restent à ce stade des enfants, ne mesurent pas l’importance du processus constituant. S’il est aussi stratégique qu’un tel processus soit désintéressé, c’est pour éviter très prioritairement les conflits d’intérêts. Pour cela, il faut radicalement séparer le pouvoir constituant des pouvoirs constitués. C’est là que le tirage sort s’impose comme solution : en raisonnant a contrario, on peut dire que, mécaniquement, n’importe qui fera mieux pour l’intérêt général qu’une personne qui a un intérêt personnel à défendre contre l’intérêt général.
Seule manière de récupérer la démocratie à ceux qui l’ont confisquée ?
Ils ne l’ont pas tant confisquée qu’empêchée d’advenir. La non-démocratie est écrite par des personnes qui ont un intérêt personnel à ce qu’il n’y ait pas de démocratie. Nos régimes sont délibérément et sciemment pensés et voulus comme des non-démocraties. La plupart des pères fondateurs de nos régimes parlementaires étaient des notables pleins de méfiance à l’encontre du peuple. Ils ont institué des gouvernements représentatifs qu’ils ont, plus tard, fallacieusement étiqueté du nom de “démocratie”. Mais c’est une escroquerie qui ne fonctionne qu’auprès des naïfs. C’est pourquoi je fais la grève du mot “démocratie”. Ce n’est d’ailleurs pas parce qu’on s’est fait berner pendant deux cents ans que cela va durer éternellement. J’ai bon espoir que nous nous passions le mot entre nous et que nous transformions en virus démocratique le principe du tirage au sort, seul antidote durable contre la confiscation du pouvoir par une oligarchie.
Mais vous l’avez dit, il y a quelque chose d’imparable dans la mécanique électorale, c’est le consentement : le peuple consent à sa propre domination…
C’est le mécanisme même de toute escroquerie. Les escrocs sont toujours des gens très séduisants, jamais des affreux qui font peur aux enfants. Ils nous piègent en nous flattant et en détournant la puissance libératrice de notre volonté : “puisque vous votez, vous êtes le souverain”, nous disent-ils. Et c’est vrai qu’au niveau individuel, l’exercice de notre volonté nous permet souvent d’améliorer notre sort, à la condition qu’elle ne soit pas biaisée par des escrocs (c’est le point essentiel). Notre erreur est de croire que notre volonté, qui fonctionne bien au niveau individuel, va pareillement fonctionner au niveau collectif, alors qu’à ce niveau, apparaissent des raisons puissantes de circonvenir la volonté générale, des mobiles de crimes . De l’utilité souvent confirmée de notre volonté individuelle, nous déduisons fautivement qu’il en sera de même au niveau collectif. C’est une erreur.Au niveau collectif apparaissent des trompeurs d’opinion et l’élection donne une prise à ces voleurs de pouvoir.Le plus riche pourra financer les campagnes électorales et faire élire son candidat qui, du coup, sera son débiteur et mènera les politiques qui lui sont favorables. Le tirage au sort écarte cette mécanique corruptrice de l’élection en ne donnant aucune place à la volonté. C’est la loi des grands nombres (incorruptible par construction) qui décide, et non plus une volonté susceptible d’être trompée.
Mais on vous rétorquera que le sort est arbitraire ?
Impartial, plutôt. Le projet démocratique consiste à ne déléguer que très peu de pouvoir aux représentants. Ce que le tirage au sort permet. Il ne cherche pas à rendre l’humanité parfaite, il veut au contraire s’adapter à son imperfection, en en tirant les conséquences logiques : puisque nous sommes imparfaits, ne donnons jamais la totalité des pouvoirs à quelques-uns. Donnons un tout petit peu de pouvoir, à un grand nombre de personnes, pour très peu de temps, et jamais deux fois de suite. Le tirage au sort emporte avec lui la rotation des charges (des mandats courts et non-renouvelables) et le contrôle systématique des représentants. L’expression “démocratie indirecte” est un oxymore, une contradiction dans les termes. La démocratie est directe ou elle n’est pas.Certes, nous avons besoin de représentants, mais pas pour voter les lois : seulement pour les exécuter, les interpréter et les préparer. Ces représentants doivent être tirés au sort pour qu’ils restent nos serviteurs et qu’ils ne deviennent jamais nos maîtres.Les dérives corporatistes qui viennent toujours avec la professionnalisation des fonctions de représentation sont profondément anti-démocratiques. Les démocrates dignes de ce nom tiennent prioritairement à l’amateurisme politique.
Que répondez-vous aux deux objections les plus couramment formulées contre le tirage au sort, à savoir la dimension technique des problèmes, beaucoup plus complexe aujourd’hui, et le changement d’échelle : les citoyens ne se chiffrent plus en dizaines de milliers comme à Athènes, mais en dizaines de millions, sinon en centaines ?
La compétence d’un représentant fraîchement élu n’est pas innée. Il va devoir trancher sur une profusion de sujets, juridiques, techniques, scientifiques, etc. Il va acquérir sa compétence chemin faisant. Ce n’est pas un surhomme omniscient. C’est son travail qui va le rendre compétent. Toutes les expériences d’assemblées citoyennes démontrent que des personnes distinguées par le hasard se transforment, s’investissent, se responsabilisent et choisissent finalement les bonnes solutions, y compris sur des sujets complexes. Voyez comment les parlementaires européens, soi-disant si compétents, votent les lois : savez-vous qu’ils ont à leurs pieds une sorte de grande cantine dans laquelle sont classés tous les dossiers du jour ? Ces dossiers sont si nombreux, si complexes, si ardus, qu’il est impossible de seulement les lire à temps. Chaque dossier comporte donc un numéro et une consigne de vote fournie par le parti. Le député moderne n’est donc alors qu’un automate et l’argument de sa nécessaire compétence paraît bien surfait.
Et l’objection de la taille ?
Elle ne tient pas non plus. Raisonnons à partir de la cellule de base démocratique, qui n’est ni le continent, ni le pays, ni la région, mais la commune, la démocratie ne s’imposant pas par le haut, mais par le bas. A cet égard, rien n’a changé depuis les Grecs, la cellule de base pour nos démocraties reste la même. Au niveau communal, les gens se côtoient et se connaissent. Ils peuvent se surveiller mutuellement. Au niveau plus large, la démocratie s’organise autour de communes libres gérées dans le cadre d’une fédération. Les exemples fédératifs ne manquent pas (États-Unis, Suisse, Allemagne, etc.). Il n’est pas exagéré de dire qu’ils fonctionnent très bien, à cette réserve près qu’ils utilisent tous, à la base, une procédure aristocratique : l’élection.C’est cette procédure qu’il faut changer. Comment ? En la remplaçant par la seule procédure démocratique qui soit : le tirage au sort. Les citoyens de chaque commune décideront alors librement des sujets qu’ils sont en mesure de traiter eux-mêmes, directement, et ils délégueront les autres au niveau fédéral, selon le principe de la subsidiarité, qui veut que l’on ne doit pas faire à un échelon plus élevé ce qui peut l’être avec plus d’efficacité à un échelon plus petit.
Que pensez-vous des (rares) expériences de tirage au sort ?
Elles sont toutes enthousiasmantes, car elles montrent toutes que l’homme normal n’est pas bête mais astucieux et avisé. Tant que ce sera des hommes de parti et des élus qui parleront de démocratie participative, les choses n’avanceront pas. Les professionnels de la politique n’accoucheront jamais de la vraie démocratie, non parce qu’ils sont mauvais en eux-mêmes, mais parce qu’ils sont en conflits d’intérêts. Le conflit d’intérêts est la clé de compréhension de notre impuissance politique. Les constituants ne doivent plus être en conflits d’intérêts. Le jour où nous serons des millions à dire qu’on ne veut plus d’hommes de pouvoir dans les assemblées constituantes, mais seulement des gens normaux et désintéressés, alors tout changera.
Propos recueillis par François Bousquet.
>>> À visiter :
http://etienne.chouard.free.fr/Europe/
>>> Sources : revue Nexus, n°78 janvier-février 2012.